Le discours de Pierre Jonchères

discours

Pour ceux qui voulaient en garder une trace, voici le texte extensif du discours de Pierre Jonchères lors du dîner. Cela pourrait intéresser ceux qui veulent le retrouver comme ceux qui veulent plus de détails.

Pour Marion et Yves

Chers Amis,

Nous voilà remplis de JOIE, de la joie que rayonnent Marion et Yves : leur joie ? celle d’être l’un à l’autre ; notre joie ? celle que nous ressentons de cet événement qui nous conduit vers eux du fond du cœur.

Je voudrais dire quelques mots de Marion. En prenant, si vous le permettez, un double point de vue, celui de sa jeunesse et celui de son après-jeunesse.

Marion a été une enfant facile. Ceci a permis à ses parents d’être à l’avant-garde d’un débat qui a défrayé la chronique en France il y a quelques mois : celui de savoir si l’on avait le droit, dans le monde éclaté qui est le nôtre, de corriger ses enfants. Eh bien ! modernes avant l’heure, nous n’avons jamais, sauf erreur de mémoire, corrigé Marion.

Marion a été une enfant discrète. Ceci pour 2 raisons au moins : sa nature d’une part, plutôt introvertie, et le fait qu’elle est en réalité la dernière d’une fratrie de 4 frères et sœurs dont les 3 aînés, quelque peu plus âgés qu’elle, de tempérament plutôt extravertis, occupaient bien le terrain.

Marion a été une enfant à l’aise tout au long de son parcours scolaire. Très jeune déjà, elle lisait beaucoup, beaucoup, et retenait beaucoup, au point que je me souviens d’elle, à table, rivalisant d’ardeur avec son grand frère pour dialoguer ensemble par cœur un des gags du « Petit Nicolas ». Mémoire et vivacité intellectuelle, de plus, esprit organisé et réfléchi, sensibilité de cœur, tout cela lui appartient.

Marion a été une enfant sportive. Le sport en vue du plaisir, de l’équilibre personnel et non de la performance en tant que telle. Le ski dès l’âge de 4 ans (le ski plutôt que la garderie qui ne lui plaisait déjà plus pendant que ses parents allaient skier) et un peu plus tard le tennis, un tennis également engagé qui lui a valu un fort bon classement.

Elle couronnera son parcours de jeunesse en pointant dans les 200 premiers admissibles à l’entrée d’HEC mais s’est de suite arrangée, par une malice raisonnée, à se faire recaler à l’oral d’HEC pour se faire admettre brillamment à l’ESSEC qui avait sa préférence. En avant la vie universitaire, suivie d’une vie professionnelle dans la finance !

Passons maintenant aux choses sérieuses, je veux dire à la montagne qui, depuis 25 ans, a occupé une part substantielle de la vie de Marion. S’y donnant à fond, elle est vite devenue une glaciériste quasi professionnelle.

Et jetant son dévolu un peu partout, des Alpes à l’Himalaya, de l’Alaska et du Groenland à l’Antarctique, elle s’est constituée un palmarès très enviable, dont en particulier la réussite de 9 sommets de plus de 7000 mètres, ceux où l’oxygène devient rare.

Parallèlement, elle a pris le soin précieux de tenir le journal suivi de ses courses, merveilleusement servie par une plume agréable, précise, alerte. Les rapports d’une bonne vingtaine de ces courses, agrémentés de fort belles photos prises sur le vif, sont rassemblées sur le site de Marion (ice-altitude.com). Consultez bien vite ce site : il vous donnera l’impression de vivre en direct les courses elles-mêmes.

Marion a écrit un jour qu’il y avait au moins 3 sortes d’alpinisme selon que l’on est dans les Alpes, dans l’Himalaya, ou en Alaska. Arrêtons-nous rapidement sur une course de chacun de ces groupes, auxquels il aurait sans doute fallu ajouter l’Antarctique

  1. l’Alaska avec le Mac Kinley : 6200 m., le plus haut sommet des Amériques, « un des milieux les plus hostiles au monde » selon Marion ; il est situé légèrement sous le cercle polaire :
      • hostile par ses conditions climatiques régulièrement rudes : 300 jours de neige par an (soit du mauvais temps 8 jours sur 10), froid mordant jour et nuit (température usuelle de (-) 40° au sommet), vents forts voire violents (jusqu’à 90 km/h pendant l’ascension), nombre inhabituel d’accidents fatals, prévisions météo non satisfaisantes, …

    Marion en Alaska

      • hostile par le mode de portage du matériel (60 kg env. par personne) totalement assumé par l’alpiniste soi-même, réparti entre son sac à dos et un traîneau qu’il tracte jusqu’au dernier camp (à la descente comme à la montée) sur 20 km et 2200 mètres de dénivelé (à x 2) dans un terrain souvent en dévers où le traîneau tire et imprime une violente torsion au dos au grimpeur.

    Alaska

      • hostile par les conditions physiques éprouvantes et prolongées de l’ascension, pendant 10 à 12 jours de marche en neige poudreuse parfois profonde. Le véritable alpinisme ne commence malheureusement qu’au camp 3, à 4328 mètres avec seulement le sac à dos (bien chargé aussi).

    Alaska

Au total, l’expédition, lourde d’un vrai cauchemar qui lui est spécifique, a poussé l’alpiniste à toucher de plus près ses limites personnelles, à apprendre à les combattre et par là à s’enrichir.

Moment fort d’apprentissage de soi-même, tant il est vrai que de chaque expédition de ce type on revient plus riche qu’avant. C’est ainsi que Marion a ressenti cette expédition finalement difficile comme une source de joie énorme. Même s’il est peu probable qu’elle y retourne !

  1. l’Himalaya avec le Pumori : 7161 mètres, « petite sœur de l’Everest », mais à la sinistre réputation d’avalanches. Configuration de beaucoup de pentes raides en glace et neige mêlées, d’escalade glaciaire verticale, de crevasses larges de plusieurs mètres à traverser, pour une expédition techniquement challenging de plus de 25 jours sur place.

    La chance d’avoir cet hiver-là un temps favorable, dans un contexte himalayen d’assistance locale, au sein d’un paysage panoramique magnifique de plus en plus beau au fur et à mesure que l’on s’élève devant l’ensemble de la formidable chaîne de l’Everest. L’une des courses les plus appréciées de Marion.

Pumori

Pumori

  1. les Alpes avec le Linceul, dans la face Nord des Grandes Jorasses : le Linceul, une pente de glace démesurée de 800 mètres (bis) de dénivelé, aux redoutables goulottes inférieures inclinées à 80°, s’élargissant ensuite pour continuer autour de 70°jusqu’au bout. Une pente convexe qui vous rejette vers le vide.

    La nécessité d’une technique glaciaire éprouvée, d’une énergie farouche, d’une concentration extrême (300%, écrit Marion), d’une solide forme physique pour tenir avec les mollets qui chauffent et oublier le blizzard qui cingle. 10 heures, sans manger, pour gravir les 800 mètres. Durée de la course, du départ du refuge à l’arrivée sur un autre refuge : 22 heures non stop.

Linceul

Linceul

Conclusion : que n’a donc pas déjà fait Marion, pour aller « là-haut, là-bas », dans ce monde de démesure, hors du temps et de l’espace, monde de la solitude et de la solidarité, de l’irréel, de la bulle ? On donne beaucoup pour y aller, mais on reçoit beaucoup, beaucoup en retour : un surplus d’équilibre, un approfondissement de soi-même, un plaisir pur presqu’infini, que rien ni personne ne pourra vous enlever. Peut-on encore après tout cela parler des « Conquérants de l’Inutile » ?

Pour l’avenir, je dirai à Marion et à Yves que Marion a trouvé là, je pense, la recette d’une vie longue. « La vie est longue, si l’on sait en user », écrivait Sénèque, philosophe romain du 1er siècle après JC. ; en user, c’est vivre intensément. Que Marion continue d’user intensément de la vie avec Yves, pour qu’elle puisse dire un jour avec le poète (Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Spleen LX) :

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ».